Rork – 5

Il se leva et attendit qu’on l’appelle. Cela ne dura pas longtemps, mais en fait, le temps n’avait pas d’importance. Il n’avait pas conscience du froid de la nuit et du feu qui mourait. Il n’entendait pas le moindre bruit, même pas celui de son propre souffle. Il vit ses compagnons avancer vers le rectangle brillant. La lumière qui en jaillissait était si intense qu’elle ne permettait pas de distinguer ce qui se passait au-delà de l’encadrement, et cependant ses yeux ne pleuraient plus comme quelques instantsquelques heures ?plus tôt.

Pit, Kerbona, Duno, Marzi, Vlad… Ils entraient et ressortaient peu de temps après, allant prendre place à la gauche de la porte, en rang. Il vit Kalli s’avancer en boitillant légèrement. Le guerrier escalada la rampe. Cette fois, il lui sembla qu’il s’écoulait une éternité avant qu’il n’émerge, et il y avait quelque chose de différent dans sa démarche.

Nan-Hi, Im’tri, Yarda, Hou-Na, Tsuko, Tchou, Tchang. Il savait que son tour allait venir. Il ne voulait pas. Il décida de rester où il était, de brandir sa masse et de lancer un tel cri de guerre que cela tirerait les autres de leur torpeur.

Son pied se leva, il fit un pas en avant. Où était sa masse ? Il atteignit la rampe. En trois pas il se trouva devant l’ouverture. Il hurla sa terreur et son refus, mais personne ne l’entendait.

Ou ne voulait l’écouter.

Et avait-il crié, d’ailleurs ? Il ne se souvenait pas d’avoir ouvert la bouche.

Il y avait un long couloir devant lui. Il distingua du coin de l’œil une silhouette argentée qui se tenait sur le côté, derrière un panneau couvert de lucioles multicolores. Il était vaguement curieux de savoir ce qu’il faisait Ici, mais pas au point de s’arrêter : le couloir l’attendait.

Il fit dix pas. Ou peut-être cent, avant de s’arrêter. En chemin, il avait vu des écrans de flammes se dresser sur son passage et les avait franchis sans frémir, sans même hésiter : il savait qu’il ne courait pas le moindre danger, car il était chez des êtres qui ne lui voulaient que du bien. Il ne devait pas chercher à comprendre, ni tenter de résister. C’était totalement inutile.

À chaque scintillement, il se sentait fouillé intérieurement. Les flammes plongeaient en lui, physiquement et mentalement. Elles allaient chercher ses souvenirs les plus anciens ou les plus secrets, les ramenant à la surface de son esprit.

Il revit le jour où il avait découvert la masse et ses efforts pour la soulever. Il avait cherché une branche souple, l’avait taillée pour en faire un manche… Moira ! La première étreinte. Le combat contre le fils de Sthal, qui se moquait de lui. Les barreaux patiemment enfoncés dans cette fissure qui montait à l’assaut de la falaise. Il aurait pu atteindre le sommet, mais l’étranger les avait retirés et, de là-haut, se moquait de lui.

L’étranger… ? Non, c’était Yorg, son ami, son frère presque, même s’il n’était pas un Homme-du-Vent. Les demi-dieux le lui avaient déjà dit, et c’était pour cela qu’il avait une fois de plus abandonné Moira et Koùm.

D’autres souvenirs affluèrent pêle-mêle, trop nombreux… Une légende disait que ion revivait chaque instant de sa vie au moment de mourir. Était-il occupé à franchir les portes du Vallal ? Cela durait bien longtemps !

Une voix se mit à lui parler, à lui décrire des choses extraordinaires, à lui en promettre de merveilleuses. Il chercha à s’accrocher à ses mots, mais ils filaient entre les doigts de sa mémoire plus vite que les grains du sable le plus fin.

 

Il se réveilla. Il faisait froid. Il se rapprocha du feu et grogna : personne ne s’en était occupé, et le feu s’était éteint. Il souffla sur la cendre grise, pour ranimer quelques braises, mais aucun tison ne rougeoya. Il tendit la main : les cendres étaient froides. Le feu était éteint depuis des heures. Et pourtant, il faisait encore nuit.

Il y eut quelques mouvements autour de lui. Il tâtonna à la recherche de la masse. Le contact du manche et le poids au bout de son bras le rassurèrent. Il scruta la nuit, cherchant l’ennemi.

Ce n’était que Kerbona, qui s’étirait et bâillait bruyamment. Un instant plus tard, Im’tri, puis Pit, Vlad et les autres émergèrent du sommeil en frissonnant. Kalli fut le dernier à se réveiller, pestant contre le froid. Duno, plus pratique, avait battu le briquet, enflammant une petite poignée d’herbe sèche prélevée dans un sac de toile. Une flamme claire monta au milieu du cercle, dissipant les ténèbres nocturnes.

Mais pas le trouble dans l’esprit de Rork.